Publié le 22 octobre 2015
ENTREPRISES RESPONSABLES
Devoir de vigilance des multinationales : une loi au parcours chaotique
La proposition de loi sur le devoir de vigilance des multinationales sur leurs chaînes d’approvisionnement vient enfin d’arriver au Sénat, après avoir failli être enterrée. Son examen a débuté mercredi 21 octobre et doit se poursuivre le 18 novembre. Trois amendements portés par son rapporteur Christophe-André Frassa proposant de supprimer les trois articles du texte devront notamment être examinés. Quel avenir se dessine pour une loi qui aurait contribué à prévenir des drames comme celui du Rana Plaza ?

Zakir Hossain Chowdhury / Anadolu Agency
Un parcours d’obstacles. Le vote tant attendu de la proposition de loi (PPL) sur le devoir de vigilance des multinationales, examinée hier au Sénat, a finalement été reporté au 18 novembre. Le texte prévoit d’imposer aux grandes entreprises françaises la mise en place d’un plan de vigilance en matière d’environnement, de droits humains et de corruption dans l'ensemble de leur chaîne d'approvisionnement, y compris au sein de leurs filiales et chez leurs sous-traitants en France et dans le monde.
Un report dû à un temps de discussion trop court (45 minutes), au vu de la quinzaine d’amendements à examiner. Qui plus est, les trois derniers, déposés le matin même du débat par le rapporteur du texte Christophe-André Frassa (Les Républicains), proposaient la suppression pure et simple de chacun des trois articles constituant la PPL. De quoi présager de l’état d’esprit des sénateurs, majoritairement à droite à la chambre haute, quant à l’avenir du texte.
Course d’obstacles
Dans son exposé, Christophe-André Frassa développe trois arguments contre la proposition de loi, les mêmes que ceux du patronat. Le premier est qu’elle comporte "de nombreuses ambiguïtés juridiques soulevant des interrogations d’ordre constitutionnel". Par ailleurs, le sénateur des Français de l’étranger invoque également le fait que le texte "risque de provoquer une atteinte disproportionnée à la compétitivité des entreprises françaises et à l’attractivité de la France", du fait de législations étrangères moins poussées.
Enfin, il lui semble que "le niveau européen serait plus pertinent pour traiter des préoccupations de ce texte sur la base de la directive européenne du 22 octobre 2014 relative à la publication d’informations non financières par les entreprises". Celle-ci doit être transposée en droit français d’ici deux ans.
Des arguments que le sénateur avait déjà utilisés dans la motion préjudicielle qu’il avait déposée le 12 octobre. Il y proposait de "suspendre le débat jusqu’à ce que soit adopté, à l’initiative de la Commission européenne, un cadre juridique européen répondant aux objectifs de cette proposition de loi". La motion préjudicielle est une mesure très rare, employée une seule fois depuis la Seconde guerre mondiale. Elle aurait enterré les débats parlementaires jusqu’à l’adoption d’un tel cadre par l’UE. Ce qui est loin d’être gagné.
Face au tollé provoqué par cette motion préjudicielle, chez les Organisations non gouvernementales (ONG) et certains élus, Christophe-André Frassa l’a finalement retirée. Mais il n’a pas hésité à revenir à la charge quelques jours plus tard avec les trois amendements qui auraient conduit à vider purement et simplement la proposition de loi de son contenu.
"Quels puissants intérêts ont pu agir pour mener à cette course d’obstacles ? Quels puissants intérêts vous ont amené à poser ces trois amendements ?", a interrogé, avec un air faussement naïf, le député PS Didier Marie dans l’hémicycle.
Version rabotée
Légiférer sur le devoir de vigilance des entreprises donneuses d’ordre est dans les cartons depuis près de trois ans. Né sous l’impulsion de parlementaires, d’ONG et de syndicats, le projet a pris de l’ampleur après le drame du Rana Plaza au Bangladesh, qui avait coûté la vie à plus de 1 100 ouvriers en avril 2013, morts dans l’effondrement d’un immeuble abritant des ateliers de confection de vêtements pour plusieurs marques internationales.
Quelques mois plus tard, une proposition de loi en bonne et due forme était déposée par quatre groupes parlementaires de la majorité. Mais la première mouture du texte, portée par la députée EELV Danielle Auroi, n’avait pas été jugée assez solide juridiquement lors de son premier passage à l’Assemblée, le 29 janvier dernier.
Une seconde version, dans laquelle l’amende civile a remplacé la notion de responsabilité pénale, a ensuite vue le jour, portée cette fois par le socialiste Dominique Potier. C’est cette version, adoptée en première lecture par les députés le 30 mars, qui est actuellement examinée par les sénateurs.
Elle crée l’obligation pour les sociétés françaises employant 5 000 salariés en France ou 10 000 dans le monde de mettre en œuvre un plan de vigilance, rendu public, pour prévenir les atteintes aux "droits de l'homme, aux libertés fondamentales, aux risques de dommages corporels ou environnementaux graves, aux risques sanitaires ainsi qu'à la corruption passive et active" dans l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement, y compris à l’étranger.
Dans le cas où l’entreprise ne respecterait pas ces obligations, sa responsabilité pourrait être engagée devant un tribunal si les victimes d’un dommage apportent la preuve qu’elle a manqué de vigilance. Les amendes civiles pourront aller jusqu’à 10 millions d’euros.
Lobbying
Les lobbies économiques, qui ont déjà réussi à considérablement réduire la portée de cette loi lors de son passage au palais Bourbon, continuent de se mobiliser contre son adoption. Et ont même invité leurs homologues étrangers à s’insérer dans le débat. Une représentante de la chambre de commerce des Etats-Unis (principal lobby des entreprises outre-Atlantique) s’est ainsi fendue d’une tribune dans Les Echos le 28 septembre pour dénoncer la PPL française, mettant en avant les coûts qu’elle pourrait engendrer.
"L'expérience vécue aux Etats-Unis montre que ce type de loi entraîne pour les entreprises d'importantes charges financières, qui diminuent leur compétitivité à l'international et peuvent contraindre les plus honnêtes d'entre elles à se retirer des pays en développement. Or, ce sont ces pays qui ont le plus à gagner par ces investissements. (…) Il n’est pas inconcevable que, pour appliquer cette nouvelle loi, les entreprises françaises puissent être contraintes de dépenser des centaines de millions d’euros par an".
Pourtant, de nombreuses grandes entreprises françaises se sont déjà dotées de tels plans de vigilance avec des codes et des chartes de bonne conduite internes mais aussi des audits approfondis. Benjamin Thouverez et Eric Mugnier, experts achats et chaînes d’approvisionnement au sein de l’équipe Sustainable Performance & Transformation EY, ont ainsi calculé que 40 % des entreprises du CAC 40 publiaient déjà une cartographie des achats par zone et/ou par famille d'achat et qu’un tiers d’entre elles menaient des audits approfondis pour mieux maîtriser leur chaîne d’approvisionnement.
"Ce que nous disent les entreprises, c’est qu’elles n’ont pas attendu le texte pour agir. L’environnement et l’aspect social sont déjà des sujets de préoccupation pour elles. Ils font partie des risques pris en compte au même titre que la dépendance économique ou l’approvisionnement", explique Benjamin Thouverez. Mais pour ces experts, "si l’esprit de la loi est bien le bon", celle-ci n’est "pas applicable en l’état et entraîne une grande insécurité juridique."
Combat d’arrière-garde
Des arguments que les ONG ne veulent plus entendre. "De grands juristes internationaux, comme Olivier de Schutter, nous soutiennent. Et cette PPL va dans le sens des principes directeurs des Nations Unies à l’attention des multinationales ou de ceux de l’OCDE", rétorquent-elles.
Dans un communiqué, les membres du Forum citoyen pour la RSE interpellent également les sénateurs sur les arguments moraux de la proposition de loi : "la recherche de la compétitivité ne peut constituer un argument tangible face au nécessaire respect des droits des populations, des travailleurs et de l’environnement". Ils s’appuient aussi sur le soutien des Français, rappelant qu’au début de l’année, un sondage montrait qu’une loi était "souhaitée par 3 Français sur 4" (1), dans le cadre "d’une mondialisation plus juste."
De son côté, le sénateur EELV Joël Labbé déplore "le combat d’arrière-garde mené par une droite conservatrice", vis-à-vis d’un texte "particulièrement modéré" qui aurait justement permis à la France d’être "moteur sur ce sujet et d’entraîner l’Europe avec elle".
Si le celui-ci était rejeté par le Sénat, il repasserait en deuxième lecture à l’Assemblée nationale. "Maintenant, notre principal adversaire, c’est le temps, assure le député Dominique Potier. Si la navette parlementaire est assez rapide, nous pouvons espérer voter la loi au premier trimestre 2016 et obtenir les décrets d’application, indispensables à sa mise en œuvre à l’été. Si ce calendrier n’est pas tenu, je crains pour l’avenir de cette loi."
(1) Selon un sondage CSA pour le Forum citoyen pour la RSE sur « La responsabilité des multinationales dans les catastrophes humaines et environnementales », janvier 2015.