Publié le 29 avril 2016
ÉNERGIE
Comment les compagnies pétrolières utilisent les scénarios énergétiques pour défendre leurs intérêts
Les énergies fossiles resteront-elles indispensables dans le mix énergétique mondial dans quelques décennies ? C’est en tout cas ce que veulent faire croire les prévisions énergétiques des majors pétrolières. Des scénarios pourtant incompatibles avec l’objectif d’une hausse des températures limitée à +2°C d’ici la fin du siècle. Ils témoignent du double discours des pétroliers. A l’inverse, des ONG démontrent qu’un autre avenir, soutenable, est possible.

Jim Watson / AFP Photo
Chaque année, les majors pétrolières produisent des scénarios énergétiques et les diffusent largement. C’est le cas notamment de BP, Shell et ExxonMobil.
Dans ce futur-là, les énergies fossiles resteraient prépondérantes... D’après ExxonMobil par exemple, la part du pétrole, du gaz et du charbon dans le mix énergétique mondial serait encore de 60% en 2040, contre environ 80 % en 2014 ; la consommation d’hydrocarbures continuerait à croître en valeur absolue.
Double langage sur le changement climatique
Pour Yves Marignac, directeur de l’agence d’études sur l’énergie Wise-Paris, l’objectif de ces scénarios est clair : "ils visent à lutter contre le développement de visions alternatives, afin de protéger des intérêts industriels des pétroliers. Cela relève de la propagande !" Aux yeux de Pierre Cannet, responsable du programme Climat-Énergie au WWF France, le mot est un peu fort, mais l’idée reste la même : "Les pétroliers s’arrangent pour présenter un avenir porteur pour leurs activités. Plus encore que de la manipulation, je crois qu’il faut y voir du déni : ils refusent de prendre en compte les transformations à l’œuvre".
Une attitude qui pourrait quoi qu’il en soit leur coûter cher. "Peabody a ignoré dans ses scénarios la progression des ENR et la fragilité du charbon", constate Pierre Cannet. Le producteur de charbon l’a payé le prix fort : il est au bord de la faillite.
Ces scénarios témoignent surtout du double discours des pétroliers sur le changement climatique. Si certains de ces groupes sont accusés d’avoir manœuvré pour cacher l’ampleur de leur impact sur le changement climatique à leurs actionnaires ou réalisé un lobby de fond pour amenuiser les règlementations climatiques, ils affirment tous aujourd’hui vouloir lutter contre le réchauffement.
Un réchauffement qui atteindrait jusqu’à 6°C
Mais dans leurs prévisions, qui font encore une part belle aux énergies fossiles, pas de miracle : la hausse des températures dépasse 2°C. Car, "en s’appuyant sur les données du GIEC(1), les budgets carbone associés aux trajectoires climatiques 1,5° ou 2°C impliquent très clairement l’arrêt de la consommation des énergies fossiles à partir de 2050", explique Meike Fink, chargée de mission Climat et Énergie au RAC-France.
À quelles hausses de températures conduiraient les évolutions envisagées par les majors ? Ces compagnies se gardent bien de le préciser. Un manque, selon Alain Grandjean, économiste et fondateur du cabinet de conseil Carbone 4. "Il faudrait négocier au plus haut niveau (par exemple le G20) pour que les producteurs de scénarios (grandes institutions internationales, multinationales…) soient obligés d’en indiquer les conséquences" en termes d’émissions de réchauffement, estime-t-il.
Si les pétroliers laissent ces chiffres dans l’ombre, les ONG ont quant à elles procédé au calcul. Le résultat est sans appel : "les scénarios de Shell, BP et ExxonMobil provoqueraient jusqu’à 100 milliards de tonnes d’émissions de CO2 de plus que ne l’impliquent les INDC(2) [les contributions nationales des États déposées en amont de la COP21, NDLR] à l’horizon 2030. Ils entraîneraient des hausses de température comprises entre 4°C et 6°C", souligne Pierre Cannet.
Ces compagnies restent dans une logique du "toujours plus". "L’une des grandes différences entre les scénarios des pétroliers et ceux des ONG concerne l’évolution de la demande d’énergie", explique Meike Fink. Dans le scénario d’ExxonMobil, la consommation énergétique mondiale croît de 25% d’ici 2040. Dans celui publié par le WWF en 2011, elle diminue à l’inverse de 15% entre 2005 et 2050.
Une logique productiviste
La logique du "toujours plus" a déjà conduit à de nombreuses erreurs prospectives. Il a longtemps été considéré que la consommation d’électricité française doublait tous les 10 ans. Résultat : dans les années 1970, la France a envisagé de construire 200 réacteurs nucléaires. 58 sont aujourd’hui en exploitation !
De même, s’appuyant sur ses projections de hausse de la demande d’or noir, l’AIE (Agence internationale de l’énergie) a évoqué en 2005 une production pétrolière mondiale de 120 millions de barils en 2030... Un niveau qui ne semble pourtant pas atteignable si on considère les capacités de production. L’AIE s’attend désormais à une demande de 103 Mb/j pour 2030. En revanche, ses scénarios, comme ceux des pétroliers, ont toujours sous-estimé la progression des ENR. Pour Yves Marignac, l’AIE "continue à raisonner dans un cadre fixé par les acteurs dominants du système".
Des ONG défendent un futur 100% ENR
"Les pétroliers veulent faire croire que le monde ne pourra pas se passer des énergies fossiles. Mais des ONG montrent qu’un futur 100% renouvelable est possible", souligne Meike Fink. C’est le cas notamment du WWF et de Greenpeace.
En France, l’an dernier, les tribulations du scénario 100% renouvelable de l’Ademe ont montré la difficulté pour des institutions d’endosser une telle hypothèse.
De son côté, l’association NégaWatt, qui regroupe des professionnels et des citoyens qui travaillent sur des scénarios couplant la sobriété et l’efficacité énergétiques aux énergies renouvelables, a annoncé une nouvelle édition en vue de l’élection présidentielle de 2017. En 2011, elle avait montré qu’un avenir quasi 100% ENR était possible dans notre pays. Ce scénario doit désormais être réactualisé et enrichi. Mais pour réaliser ses travaux, elle ne joue pas à armes égales avec les pétroliers : elle a lancé une campagne de financement participatif pour récolter 40 000 €. Un montant très éloigné de ceux dont disposent les pétroliers pour élaborer et diffuser leurs scénarios.