Publié le 08 mai 2023
ÉCONOMIE
Pilule abortive, paracétamol, amoxicilline… Ce que cachent les pénuries de médicaments en France
La situation est critique. Depuis plusieurs semaines, des associations alertent sur les stocks de pilules abortives disponibles en France. Une pénurie qui vient s’ajouter aux nombreuses tensions observées durant l’hiver et qui soulève à nouveau la question de la souveraineté sanitaire du pays.

ANNA MONEYMAKER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
#OuSontLesPilulesAbortives. Depuis plusieurs semaines maintenant, le hashtag monte régulièrement sur les réseaux sociaux. Derrière ce mot-clé se cache une situation alarmante mettant en péril l’accès à l’avortement dans l’Hexagone. "Depuis au moins trois mois, les pharmaciens nous alertent sur les stocks de misoprostol lorsque nous produisons une commande professionnelle", nous informe Danielle Gaudry, gynécologue et militante au sein du collectif Avortement en Europe. Le misoprostol, c’est l’une des deux molécules indispensable à la pratique d’une IVG médicamenteuse en France, méthode qui concerne aujourd’hui 76% des avortements pratiqués selon la Drees, la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques.
Une pénurie provoquée par des "difficultés au niveau des sites de fabrication des produits finis" explique Nordic Pharma, seul producteur de ce médicament, situé aux Etats-Unis. L’alerte a été lancée le 5 mars dernier par l’Observatoire de la transparence des politiques du médicament (OTMeds) sur Twitter. Quelques jours plus tard, l’organisme publiait un communiqué détaillant les faits : "Depuis des semaines, des problèmes de disponibilité du misoprostol sont signalés." Des contingentements, voire des ruptures, qui ne sont pas nouveaux. Déjà en 2020, dans un communiqué, le Haut Conseil à l’Égalité soulignait à propos du misoprostol "des risques de rupture de production, d’approvisionnement et de pression sur les prix".
3000 molécules manquantes
Face aux demandes répétées des associations, le ministre de la Santé François Braun a évoqué le 19 avril 2023 des "tensions d’approvisionnement", indiquant par ailleurs un retour à la normale fin avril. De son côté, Nordic Pharma se veut rassurant. "Il n’y a pas à craindre de pénurie, à proprement parler, de misoprostol ou de mifépristone (seconde molécule nécessaire à une IVG médicamenteuse, ndr) en France aujourd’hui", a déclaré devant la commission d’enquête sénatoriale Vincent Leonhardt, vice-président pour l’Europe continentale de l’entreprise. Mais qu’en est-il sur le terrain ? "Pour le moment, la réassurance du ministère n’a rien changé", regrette Danielle Gaudry. En conséquence, OTMeds, le Planning familial et le collectif Avortement en Europe ont lancé le 27 avril dernier une pétition demandant "au ministre de la Santé de reconnaître l’état d’urgence sanitaire en matière d’accès à l’IVG."
Si la polémique enfle, c’est que le cas de la pilule abortive n’est pas isolé. Paracétamol, amoxicilline, insuline, anticancéreux… Ces derniers mois ont été marqués par de nombreuses tensions ou pénuries. 3000 molécules seraient concernées selon l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Une tendance qui s’amplifie d’année en année. D’après des chiffres partagés par Franceinfo, l’ANSM aurait comptabilisé 2446 ruptures de stock en 2020. Dix ans plus tôt, elle n’en relevait que 89.
Délocalisation en Chine et en Inde
Pour les experts du secteur, les origines de ces tensions sont multifactorielles. Il y a bien sur des causes conjoncturelles comme l’inflation ou la guerre en Ukraine, qui a ralenti notamment l’approvisionnement de matières premières servant à l’emballage des produits comme l’aluminium. Mais de nombreux facteurs s’avèrent d’avantage d’ordre structurel. Un premier est lié à la capacité de production des entreprises au regard d’une demande en médicaments qui a augmenté de façon continue depuis plusieurs années. "La croissance du marché mondial est de 4 à 5% par an environ. Pour y répondre, il faut construire de nouvelles lignes de production, mais cela prend du temps et nécessite des investissements importants", indique à Novethic Thomas Borel, Directeur des Affaires Scientifiques et RSE au Leem, organisation professionnelle des entreprises du médicament.
Il évoque également "une forme de morcellement de la chaine pharmaceutique" au niveau international, mais aussi le modèle économique de nombreux médicaments "anciens" dont les coûts de revient industriels seraient supérieurs aux prix d’achats par certains systèmes d’assurance maladie. Deux éléments centraux dans la compréhension des pénuries selon Nathalie Coutinet, économiste de la santé. "Les entreprises sous-traitent de plus en plus les étapes de la production des médicaments, principalement en Chine et en Inde, afin de conserver des niveaux de rentabilité importants", explique-t-elle. Une délocalisation en partie liée aux prix des molécules génériques, qui ont vu leur prix beaucoup baisser ces dernières années.
Liste prioritaire et souveraineté sanitaire
Mais alors qu’elles ne cessent de progresser, comment enrayer ces pénuries ? Pour Thomas Borel, une première étape serait de définir clairement les priorités en fonction des besoins sanitaires. "Nous avons 13 000 médicaments commercialisés, dont 6000 qualifiés d’intérêt thérapeutique majeur. Vous ne pouvez pas agir sur tous ces produits en même temps", précise-t-il. Le Directeur des Affaires Scientifiques appelle également à une revalorisation des médicaments prioritaires pour "qu’ils puissent continuer à être produits dans des conditions satisfaisantes". Une demande des acteurs du secteur qui ne date pas d’aujourd’hui, mais qui pourrait conduire à "pénaliser les pays à bas revenus" d’après une tribune publiée par OTMeds dans Libération le 5 mai 2023.
Autant de leviers qui ne pourront pas se suffire à eux-mêmes sans envisager une relocalisation de la fabrication selon Nathalie Coutinet. "La vraie solution est dans la production locale au niveau européen de ces molécules, soit par des laboratoires ou des sous-traitants, soit par des acteurs publics ou non lucratifs", souligne-t-elle. Une réponse aux tensions qui ne semble pas à l’ordre du jour si l’on s’en tient au plan de prévention des pénuries révélé par l’Union européenne il y a quelques jours. Des annonces "timides et assez floues" déplore l’économiste qui voit pourtant dans "la souveraineté sanitaire de l’Europe, la voie la plus facile à réaliser et la plus sûre en termes de risques".