Publié le 22 octobre 2023

ÉCONOMIE

"Nous appelons à une économie post-croissance, qui ne garderait que ce qui est vraiment essentiel", déclarent des chercheurs européens

La croissance verte est un mythe, et ce ne sont pas des militants anticapitalistes mais une équipe de chercheurs qui le dit. Ils ont publié les résultats de leur étude* dans la très sérieuse et renommée revue Lancet Planetary Health. Selon leurs calculs, mêmes les pays qui ont réussi à réduire leurs émissions tout en augmentant leur PIB comme la France sont loin du compte et n’atteindraient la neutralité carbone que dans 220 ans en moyenne. Rencontre avec Jefim Vogel, l’un de ses auteurs, chercheur à l’Université de Leeds.

Jefim vogel economiste universite de leeds Jefim Vogel
Une étude publiée dans la revue scientifique The Lancet démonte le mythe de la croissance verte, et indique que croissance et climat sont incompatibles.
@Jefim Vogel

Votre étude conclut que climat et croissance sont incompatibles, détruisant ainsi le mythe de la croissance verte. Est-ce une première au niveau scientifique ?

De nombreuses études avant nous étrillaient déjà le mythe de la croissance verte, qui vante la poursuite de la croissance et la baisse des émissions de CO2. Mais c’est la première fois que le principe d'équité, qui est un aspect fondamental de l'Accord de Paris, est pris en compte dans une étude sur la croissance verte. Pour calculer les taux de découplage (le taux de réduction des émissions de CO2 par unité de PIB) nécessaires pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, nous avons pris en compte le partage équitable du budget carbone restant (soit les émissions de CO2 que nous pouvons émettre pour rester sous 1,5°C de réchauffement, ndr). Nous l'avons réparti proportionnellement à la population de chaque pays afin que chaque pays reçoive la même quantité par personne, conformément à l'idée d'égalité des droits à polluer. Cette approche protège les perspectives d’éradication de la pauvreté et de développement humain dans les pays du Sud, parce qu'elle tient compte du fait que ces derniers – qui émettent actuellement et historiquement beaucoup moins de CO2 par personne – pourraient devoir augmenter leurs émissions de CO2 à court et moyen terme, pour avoir accès à l’énergie, à des conditions de vie dignes et atteindre les objectifs de développement humain.

Vos résultats montrent un découplage absolu entre croissance et émissions de gaz à effet de serre dans 11 pays à revenus élevés (dont la France). Et pourtant vous estimez que ce n’est pas suffisant pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, pourquoi ?

Ce n'est même pas près d'être suffisant. Il ne suffit pas de réduire nos émissions, il faut qu’elles déclinent bien plus rapidement et plus fortement. C’est comme si on était sur le Titanic face à l’iceberg et qu’on se contentait de réduire un peu la vitesse, on va droit dans le mur. D’après nos calculs, sur la base de leur taux de découplage actuel, ces onze pays n’arriveraient à réduire leurs émissions de 95% que dans 223 ans en moyenne (la France atteindrait ainsi la neutralité carbone vers 2240, ndr). On ne peut vraiment pas parler de réussite. Si l’on poursuit sur la tendance actuelle, l’immense augmentation du taux de découplage qui serait nécessaire est empiriquement hors de portée, même pour les pays les plus performants.

Vous apportez toutefois une touche d'espoir avec une petite fenêtre d'opportunité encore ouverte. Quelles seraient les solutions pour les pays à revenus élevés ?

Notre étude n’a pas vocation à pointer du doigt tout ce qu’on a raté mais plutôt à dire que l’approche jusqu’ici adoptée par les pays riches n’est pas la bonne et que ce n’est pas la seule. Il y a des alternatives. L’économie post-croissance en est une. Elle pousse à nous interroger sur ce qui est vraiment essentiel, autour du concept de suffisance, et sur ce qui peut être réduit. Je pense aux modes de production et de consommation très carbo-intensifs comme le trafic aérien par exemple. Ici encore, le sujet rejoint la question des inégalités entre pays mais aussi au sein des pays puisqu’en réalité seul un segment relativement faible de la population prend l’avion plusieurs fois par an aujourd’hui et certains ne le prendront jamais. On peut aussi citer les SUV, la fast fashion, etc. Tout cela nécessite un débat démocratique.

Concrètement, à quoi ressemblerait cette société post-croissance ?

Ce serait une société meilleure car l’aspect social serait le plus important, ce qui est tout à fait différent du système actuel beaucoup plus individualiste. Les services publics gratuits seraient étendus à la santé, l’éducation, la consommation d’énergie, aux transports… tous les besoins de base en somme. Cela irait de paire avec des garanties de fournir un travail bien payé et utile à tous, en lien avec la transition écologique et sociale, dans la rénovation des bâtiments, la restauration des écosystèmes, les transports publics, les métiers du soin... Une telle société permettrait ainsi de s'attaquer au changement climatique mais aussi de réduire les inégalités sociales, un sujet réellement explosif. Il y aurait plus de cohésion.

Appelez-vous dès lors à tuer le capitalisme ?

Soyons clairs sur ce que nous entendons par "capitalisme". Beaucoup de gens pensent que le capitalisme signifie essentiellement une économie avec des entreprises et des marchés privés. La forme actuelle des entreprises et des marchés est certainement un élément clé du problème, mais cela ne veut pas dire que tout types d'entreprises et de marchés sont intrinsèquement problématiques. Dans une économie post-croissance, les entreprises et les marchés privés peuvent encore avoir un rôle à jouer, mais plutôt que d'être orientés vers le profit, ils devraient être structurellement orientés vers la réduction des impacts environnementaux et l'amélioration du bien-être - comme c'est le cas par exemple pour certains types de coopératives. En revanche, nous pensons effectivement qu’il faut mettre fin au système économique qui prévaut aujourd’hui, dépendant de la croissance économique, et qui est en crise dès que la croissance n’est pas au rendez-vous. Dans ce système, seuls quelques-uns s’enrichissent et les profits priment sur les aspects écologiques et sociaux. Nous pensons que pour avoir un futur sûr, nous devons effectivement changer des aspects fondamentaux du capitalisme.

Propos recueillis par Concepcion Alvarez

*Is green growth happening? An empirical analysis of achieved versus Paris-compliant CO2–GDP decoupling in high-income countries, Jefim Vogel, Jason Hickel, The Lancet, Septembre 2023 : voir l'étude


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